À l'occasion de la Journée mondiale des manchots, une spécialiste nous parle de l'espèce la plus élégante de l'Antarctique
L'écologiste Michelle LaRue nous parle du krill, de ses manchots préférés et des raisons pour lesquelles l'océan Austral doit absolument être protégé
« L'océan Austral est vaste et abrite une vie sauvage abondante, mais la chaîne alimentaire y est plutôt simple », explique la chercheuse Michelle LaRue. « Tous les prédateurs, y compris les manchots, dépendent du krill, que ce soit directement ou par le biais de proies qui le consomment. En protégeant le krill, nous protégeons le reste de la faune et, par extension, l'ensemble de l'écosystème de l'océan Austral. »
Michelle LaRueNous avons beau percevoir le manchot comme un animal amusant et adorable, cette espèce joue un rôle des plus sérieux : elle témoigne de la santé de l'océan. Michelle LaRue le sait mieux que personne. Cette écologiste et spécialiste en vulgarisation scientifique de l'Université du Minnesota a en effet parcouru à six reprises l'Antarctique, territoire de ces oiseaux costumés incapables de voler.
Nous avons choisi de la rencontrer à l'occasion de la Journée mondiale des manchots, le 25 avril. Ses études actuelles portent sur l'exploitation d'images satellite haute définition pour étudier les animaux polaires, notamment le manchot empereur et le manchot Adélie, ainsi que les effets du changement climatique sur les animaux vertébrés vivant en milieu polaire. Elle a participé à de nombreuses études se basant sur des images satellite, notamment le premier recensement mondial des deux populations de manchots de l'Antarctique.
Q : Cette question pourrait s'apparenter à demander à une mère lequel de ses enfants elle préfère, mais quel est votre manchot favori, et pourquoi ?
R : Sans aucune hésitation, le manchot empereur. Non seulement cette espèce est parfaitement adaptée à l'un des environnements les plus hostiles de la planète, mais les exploits de ses représentants ne cessent d'émerveiller la scientifique que je suis.Par exemple, ce manchot est capable de plonger jusqu'à plus de 450 mètres de profondeur. Pour y parvenir, il réduit son rythme cardiaque à seulement quelques battements par minute. Lorsqu'il refait surface, les dégâts cellulaires consécutifs à cette plongée sont minimes.
Ces mécanismes physiologiques présentent un grand intérêt pour la vie humaine et pourraient avoir des applications dans le domaine des opérations chirurgicales ou de la prise en charge des patients victimes d'un AVC. De plus, après avoir observé et étudié le manchot empereur pendant des dizaines d'années, nous avons finalement compris qu'il vivait exclusivement sur la banquise côtière (banquise fixée au continent). Parfois, lorsque les conditions de la banquise hivernale ne sont pas idéales, certaines colonies se délocalisent sur la barrière de glace ou le glacier le plus proche. Je n'aurais jamais cru voir ça un jour. Pour terminer, le manchot empereur est mon préféré car c'est un animal absolument magnifique. Je trouve que son nom lui va comme un gant. Il a vraiment une allure royale.
La compréhension des capacités physiologiques du manchot empereur pourrait améliorer les opérations chirurgicales chez l'homme et la prise en charge des victimes d'AVC.
Michelle LaRueQ : Quels sont les résultats les plus fascinants issus de votre récente étude sur les manchots de l'Antarctique ?
R : Nous savons désormais que le continent abrite presque 600 000 manchots empereurs, une estimation bien supérieure à ce que nous pensions jusqu'ici. Ce premier recensement de l'espèce nous fournit une référence, grâce à laquelle nous allons pouvoir étudier l'impact des changements environnementaux sur les populations et les habitats.
Dans le cas des manchots Adélie, nous savons qu'en 50 ans la fonte d'un glacier a créé de nouveaux habitats sur l'île Beaufort dans le sud de la mer de Ross, ce qui a bouleversé les dynamiques de la métapopulation de l'espèce. À savoir que les animaux de l'île Beaufort ont eu tendance à moins quitter leur habitat pour explorer d'autres colonies. Nous ne savons encore pas ce que cela signifie vraiment, mais c'est une évolution que nous pouvons suivre.
Colonie de manchots empereurs en Antarctique. Cette espèce est la préférée de Michelle LaRue : « c'est un animal absolument magnifique. Je trouve que son nom lui va comme un gant. Il a vraiment une allure royale. »
Michelle LaRueQ : Pourquoi la sauvegarde du krill antarctique, un crustacé de la taille d'un pouce, est-elle si importante pour les manchots et l'écosystème de la région ?
R : Même si l'océan Austral est vaste et abrite une vie sauvage abondante, la chaîne alimentaire y est plutôt simple: tous les prédateurs, y compris les manchots, dépendent du krill, que ce soit directement ou par le biais de proies qui le consomment. En protégeant le krill, nous protégeons le reste de la faune et, par extension, l'ensemble de l'écosystème de l'océan Austral.
Q : L'océan Austral est justement connu pour son exceptionnelle biodiversité. Pourquoi cette région offre-t-elle un écosystème si favorable aux manchots ?
R : Dans l'océan, tout est lié. L'océan Austral est idéal pour les manchots en raison du lien important entre la productivité primaire et les organismes, ici le krill, qui se nourrissent de phytoplancton. Le phytoplancton est autotrophe, cela signifie qu'il a besoin de la lumière du soleil pour se développer, par photosynthèse. Ce phénomène se répète chaque printemps, lorsque la banquise fond. Le krill mange alors le phytoplancton et devient à son tour la proie des manchots.
Cette chaîne repose sur plusieurs facteurs, notamment l'ensoleillement, l'état de la banquise et la phénologie, autrement dit la synchronisation de ces processus. Par exemple, si la banquise se comporte différemment, le phytoplancton ne se développera plus normalement, ce qui aura des conséquences sur le krill, et donc sur les manchots. Ces liens sont restés relativement intacts dans la majorité de l'océan Austral, ce qui explique pourquoi cet écosystème abrite un si grand nombre de manchots.
Q : En 2016, la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique (CCAMLR) a créé la plus grande réserve protégée au monde (2,06 millions de kilomètres carrés) au cœur de la mer de Ross. D'autres propositions sont actuellement à l'étude pour protéger les eaux de l'Antarctique oriental, de la mer de Weddell et de la péninsule Antarctique. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la création de vastes réserves marines interdites à la pêche est si importante pour les manchots et autres espèces ?
R : La pêche du krill dans l'océan Austral revient à mettre en concurrence l'homme et les manchots. Le krill fait l'objet d'une pêche intensive dans certaines zones de l'océan Austral, car il est utilisé dans des compléments à base d'huile de poisson, dans l'alimentation animale et autres produits. Lorsque j'interviens dans des écoles primaires pour parler de l'Antarctique, je mentionne le concept de partage et ce qui se passera si nous ne partageons pas comme il se doit avec les manchots. Il s'agit d'une question que les élèves comprennent toujours facilement et qui illustre bien l'importance des réserves marines.Nous avons le devoir de ne pas nuire aux prédateurs du krill et de ne pas modifier l'écosystème de manière irrémédiable.Les réserves marines nous aident à assumer ces responsabilités dans certaines zones de l'océan.
Michelle LaRue et des manchots empereurs sur la mer de Ross en 2012, avant qu'une partie de la région ne devienne, en 2016, la plus grande zone protégée du monde.
Michelle LaRueDes manchots Adélie sur la banquise contemplent les eaux glacées de la Péninsule Antarctique.
Michelle LaRueQ : La mer de Weddell recèle l'un des écosystèmes marins les mieux préservés au monde et fait partie des zones que la CCAMLR envisage de protéger. En quoi cette zone est-elle si spéciale ?
R : L'habitat de la banquise dans la mer de Weddell et son accessibilité en font une zone unique. Certaines des plus grandes colonies de manchots empereurs y vivent, ainsi que des phoques crabiers, des phoques de Weddell, des baleines et, plus près de la partie septentrionale de la Péninsule Antarctique, des manchots Adélie. J'ai tenté de me rendre sur la mer de Weddell sans y parvenir, en grande partie en raison des conditions météorologiques, mais également de la banquise, qui la rend souvent inaccessible. Cette zone est ainsi très peu fréquentée et fait partie des rares endroits sur Terre qui n'a pas subi l'influence directe de l'Homme. Elle est le parfait exemple d'une mer Antarctique préservée.