Une opportunité de conservation des océans en Polynésie française
10 questions pour Jérôme Petit à propos du projet de réserve marine aux îles Australes
Le programme Héritage Mondial des Océans concentre ses efforts sur les zones de la planète encore relativement vierges pour promouvoir leur protection.
Jérôme Petit dirige le bureau de Pew en Polynésie française. Le programme Héritage Mondial des Océans mené par Pew soutient l’initiative de la population et des communes des îles Australes de créer une réserve marine de 1 million de kilomètres carré dans les eaux de leur archipel.
Q1: Quelles activités sont menées par Pew en Polynésie française?
Le programme Héritage Mondial des Océans mené par Pew a pour mission de faciliter la création et la gestion de grandes réserves marines dans le monde. Le gouvernement de la Polynésie française a annoncé la création future d’une Aire Marine Protégée de 1 million de km2 dans l’archipel des Australes lors d’un congrès international en 2014. La même année, les cinq mairies des Australes ont voté une délibération appelant à la création d’une grande réserve marine au large de leurs côtes. Dans ce contexte, Pew accompagne les mairies des Australes et le gouvernement de Polynésie française, pour faire émerger un projet de réserve marine concerté, à travers des expéditions scientifiques, des travaux de recherche sur la biodiversité et la culture de cet archipel, mais aussi à travers une large consultation de tous les acteurs concernés et une sensibilisation du public. En 2015, Pew a édité un état des lieux détaillé sur l’environnement marin et la culture des Australes, en collaboration avec 30 experts locaux. En particulier, Pew s’intéresse à la résurgence du rāhui en Polynésie française, une pratique traditionnelle polynésienne de conservation qui restreint la pêche dans certaines zones ou pour certaines espèces.
Q2: Pourquoi est-il nécessaire de créer des réserves marines?
Les océans de la planète sont en crise. Ils font face à de nombreuses menaces comme la surpêche, la pollution, mais aussi le changement climatique et l’acidification. C’est grave, car l’océan est la première source de protéine pour un milliard de personnes dans le monde. Environ 90% des stocks halieutiques de la planète sont pleinement exploités, surexploités ou épuisés. Les grands pays de pêche sont prêts à aller de plus en plus loin pour exploiter les derniers stocks encore préservés. Les 4 espèces principales de thons du Pacifique sont classées sur la liste rouge de l’UICN. Le thon rouge du Pacifique (blue fin tuna) a connu une réduction de 96% de sa population, le thon obèse (big eye tuna) une réduction de 84%, le thon jaune (yellow fin tuna) de 62%, et le germon (albacore tuna) de 60%. Les mesures internationales prises au sein des commissions thonières ne sont pas suffisantes pour contrer l’érosion des stocks. Mais il est possible de lutter contre ce fléau en créant de vastes zones de réserve où les poissons du large peuvent croitre et se reproduire pour régénérer les stocks. Les pêcheries profitent directement de ces réserves par un phénomène de débordement, encore appelé « spill-over ». L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) recommande une protection stricte de 30% des habitats marins de la planète.
Q3 : Est-ce que les réserves marines fonctionnent pour les espèces pélagiques?
De nombreuses études scientifiques montrent que les grandes réserves marines océaniques sont efficaces pour protéger les stocks de pélagiques. En effet, plusieurs espèces du large comme la bonite, l’espadon et le thon jaune ne sont pas si mobiles que l’on pourrait le penser. Des tests de capture/recapture ont montré qu’une majorité des individus de ces espèces, appelés « poissons paresseux », est inféodée à une zone d’environ 200 milles marins de diamètre, alors qu’une minorité parcoure des distances plus longues. Ces espèces peuvent donc être protégées efficacement par une grande réserve. Les experts parlent aussi de « biomasses cryptiques » de poissons dans les zones faiblement pêchées. Les stocks épargnés par la pêche constituent des réservoirs qui offrent une diffusion lente et régulière d’individus dans les zones exploitées. Des réserves marines au large peuvent donc, si elles sont suffisamment vastes, assurer la conservation de ces réservoirs de poisson et ainsi minimiser les risques d’effondrement des stocks de pélagiques. Enfin, l’espérance de vie des poissons pélagiques et donc leur capacité de reproduction augmente pendant la période où ils transitent dans une réserve marine. Même s’ils quittent la réserve par la suite et sont pêchés, les poissons auront eu plus de temps pour arriver à maturité et se reproduire grâce à la réserve.
Q4 : Pourquoi privilégier les réserves intégrales par rapport aux aires gérées avec des quotas de pêche ?
Il est prouvé scientifiquement que les réserves intégrales sont plus efficaces que les aires marines gérées pour préserver les stocks et la biodiversité. Une analyse récente de 87 aires marines protégées dans le monde publiée dans le journal Nature a montré que le premier critère d’efficacité d’une aire marine protégée est sa protection intégrale. Par ailleurs, les réserves intégrales sont beaucoup plus faciles à contrôler que les aires marines gérées. Tout bateau pêchant dans une réserve intégrale est par défaut en situation irrégulière. Enfin, éthiquement, il est plus équitable d’avoir des réserves de pêches fermées à tout le monde et qui entrainent des bénéfices pour toute la communauté, plutôt que de ne permettre l’accès qu’à certains bateaux avec des quotas de pêche.
Q5: Pourquoi une grande réserve marine aux Iles Australes?
Les Australes, par leur diversité morphologique (avec des îles hautes, des atolls surélevés, des monts sous-marins) et par leur situation climatique unique (à la limite entre climat tropical et climat tempéré), présentent un assemblage d’espèces marines exceptionnel, avec des taux d’endémisme record pour certains groupes biologiques. Par ailleurs, la pêche hauturière est très limitée dans cette zone, avec moins de 2% de la pêche palangrière de Polynésie française. Les stocks halieutiques de ces eaux sont donc encore relativement préservés. Cette zone constitue une véritable « biomasse cryptique » ou encore un réservoir de poisson, qui a un rôle primordial pour la régénération des populations pélagiques de Polynésie française et du Pacifique. Ces caractéristiques font des îles Australes un site d’intérêt mondial pour la conservation. Par ailleurs, la préservation des ressources naturelles s’inscrit pleinement dans la culture traditionnelle des Australes. L’île de Rapa notamment est connue pour sa pratique du rāhui pour préserver ses ressources côtières.
Q6 : Pourquoi créer une réserve dans une zone où les pressions humaines sont limitées ?
Il reste très peu de stocks halieutiques non exploités dans le monde - 10% des stocks environ - et il est socialement et politiquement plus facile de maintenir une zone encore préservée plutôt que de réduire les pressions sur une zone déjà surexploitées. Par ailleurs, dans les zones où les stocks sont déjà décimés, il n’y a malheureusement plus grand-chose à protéger. Le programme Héritage Mondial des Océans concentre donc ses efforts dans les zones de la planète encore relativement vierges pour promouvoir leur protection. La protection de ces zones est souvent « de facto », mais elle n’est pas forcément garantie sur le long-terme. La pression commerciale mondiale est de plus en plus forte et il y a fort à parier que si rien n’est fait, ces zones encore épargnées pourront être exploitées un jour, voire surexploitées, comme la grande majorité des stocks halieutiques mondiaux. La création de réserves marines dans ces zones permet de garantir leur conservation, tant qu’il en est encore temps, pour maintenir leur rôle biologique essentiel.
Q7: Quel est l’avis de la population des Australes sur le projet de réserve marine ?
La réserve marine proposée est le projet de la population des Australes. Ce projet perpétue l’esprit du rāhui polynésien, avec une protection collective d’une partie des ressources, pour le bénéfice de toute la communauté et des générations futures. Les habitants des Australes ont remarqué une diminution des ressources du large et savent qu’une pêche plus intense dans leurs eaux aurait des conséquences fortes sur leur sécurité alimentaire. Ils voient donc le projet de réserve marine comme une extension de leur rāhui côtier vers le large. Dans cette optique, ils proposent d’ailleurs de l’appeler Rāhui Nui no Tuha’a Pae, ou encore, le grand rāhui des Australes. Les mairies des Australes ont organisé depuis 2 ans une large consultation de la population locale avec de nombreuses réunions publiques dans tous les villages des 5 îles. Les habitants des Australes proposent la création d’une vaste réserve de plus d’une million de km2, qui comprendrait 5 zones de pêches côtières durable jusqu’à 20 milles marins autour de chaque île habitée. Le reste des eaux des Australes, jusqu’aux limites de la ZEE, serait fermé à la pêche. Cette réserve marine pourrait devenir la plus grande réserve marine du monde. La population est très fière de proposer ce projet, qui permettrait de préserver la pêche côtière, de développer l’écotourisme, mais aussi de faire rayonner le patrimoine naturel et culturel des îles Australes, bien au-delà des frontières de l’archipel.
Q8 : Une fois qu’elle sera créée, qui va gérer la réserve ?
La population des Australes propose que la réserve soit gérée par un comité central pour les aspects communs à l’archipel et par 5 comités pour chaque île pour les aspects locaux, sur le modèle du comité rāhui de l’île de Rapa déjà en place. La mesure de gestion principale d’une réserve marine est sa surveillance. Contrôler une zone aussi large n’est pas simple, mais il existe maintenant des outils satellites et radars qui facilitent grandement la tâche des autorités. En Polynésie française, l’armée française est l’autorité compétente pour la surveillance du large et elle pratique déjà une stratégie de contrôle efficace. La création d’une réserve aux Australes n’entrainerait donc pas de coûts additionnels pour le contrôle du large. Au-delà de la surveillance, d’autres mesures de gestions sont envisageables, comme le suivi scientifique, la sensibilisation, la communication, la promotion de la réserve pour l’écotourisme, etc. Ces mesures pourront être développées par plusieurs parties prenantes, si nécessaire et en fonction des budgets disponibles. Par exemple, les centres de recherche pourraient utiliser la réserve comme un site de référence pour mener leurs propres analyses. Les prestataires touristiques pourraient utiliser la réserve comme un outil de promotion de leurs activités, etc. Une étude plus approfondie est en cours pour mesurer plus précisément l’impact économique de ce projet.
Q9: Si la réserve marine est établie aux Australes, est-ce que Pew sera présent pour soutenir sa gestion?
Dans les sites où le programme Héritage Mondial des Océans a contribué à la création d’une réserve marine, Pew soutient aussi la gestion des réserves établies quand cela est requis. A Hawaii, 10 ans après la création du parc marin Papahānaumokuākea, Pew a cofinancé récemment une conférence internationale sur la gestion des grandes réserves marines. En Australie, où le parc de la mer de corail a été créé en 2012, Pew travaille avec les parties prenantes sur la gestion de cette zone protégée. A Palau, où une grande réserve a été déclarée l’an dernier, Pew travaille avec le gouvernement local sur une stratégie de surveillance et de développement de l’écotourisme, basée sur le rayonnement de la réserve au niveau international. Pew collabore aussi directement avec le gouvernement britannique et la communauté de Pitcairn pour mettre en place un plan de surveillance de la réserve marine de Pitcairn en utilisant la technologie satellite « Les yeux de la mer ». Le programme Héritage Mondial des Océans a donc pour mission de contribuer à l’établissement d’un réseau international de grande réserve marine, mais aussi d’accompagner la gestion de ces réserves pour assurer leur succès.
Q10 : Quel est l’intérêt de Pew de favoriser la création de grandes réserves marines dans le monde ?
L'un des grands défis de notre temps est de préserver les écosystèmes naturels, terrestres et marins, et les services qu’ils rendent pour l’humanité. L’intérêt de Pew pour encourager la création de grandes réserves marines est de contribuer à la préservation des océans et des stocks halieutiques menacés. La science recommande qu'au moins 30 pour cent des habitats marins soient protégés pour une exploitation durable de leurs ressources, mais seulement 2 pour cent des océans de la planète sont protégés aujourd'hui. Pew est une organisation internationale à but non lucratif qui est non politique, non religieuse et indépendante. Le programme Héritage Mondial des Océans est un partenariat lancé en 2006 pour promouvoir la création de réserves marines, en travaillant directement avec les communautés locales, les gouvernements et les scientifiques. Pew est particulièrement attaché au principe de transparence et publie sur son site internet les informations relatives à sa situation financière et à son programme d’action, conformément aux réglementations en vigueur dans chaque pays d’implantation.